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Deus absconditus, anno 98, n. 4, Ottobre-Dicembre 2007, pp. 24-40

 

Daniel-Odon Hurel

 

 

Mère Mectilde de Bar et le cérémonial des bénédictines de l’adoration perpétuelle du saint Sacrement, aux XVIIe et XVIIIe siècles

 

 

Laboratoire d’Etudes sur les Monothéismes (Paris, CNRS-UMR 8584)

 

 

 

Ouvrage à la fois liturgique et normatif, le cérémonial, en particulier en milieu monastique féminin, semble un document plus difficile à saisir que dans le monde masculin. Le cas de celui ou de ceux des bénédictines du Saint-Sacrement permet d’aborder quelques questions essentielles quant à la forme et au contenu de l’ouvrage lui-même : l’existence ou non d’un cérémonial original manuscrit ou imprimé, l’influence voire même l’utilisation d’autres textes préexistants ou contemporains, mais encore la définition du cérémonial dans le monde monastique féminin. Il faut donc d’abord s’attacher à la question globale de ces cérémoniaux monastiques féminins de l’époque moderne, essentiellement bénédictins et cisterciens, d’en donner les caractères principaux avant de s’attacher au cas des bénédictines du Saint-Sacrement. Concernant ces dernières, le corpus, essentiellement manuscrit, comprend près d’une dizaine de textes qui s’échelonnent entre les années 1660 et le XIXe siècle. L’analyse comparée de ces différents cérémoniaux permettra de mesurer les transformations du cérémonial. Enfin, il faudra se poser la question des sources du cérémonial des bénédictines du Saint-Sacrement.

 

1. Les moniales bénédictines et cisterciennes et le cérémonial.

 

La recherche même des ouvrages que l’on peut classer dans la catégorie des cérémoniaux permet de poser la question de la définition du cérémonial pour le monde féminin monastique d’héritage médiéval. En effet, à la différence du monde bénédictin masculin, plus encore réformé, le cérémonial monastique féminin semble connaître deux grands types : un cérémonial « pur » c’est-à-dire ne comprenant que les rubriques et les modalités du déroulement des cérémonies liturgiques et paraliturgiques et un « cérémonial-ritualisé » comprenant les données du premier et, pour certaines cérémonies précises, les textes et les chants notés ou non. S’agit-il de deux modèles développés parallèlement ? Quels sont les éventuels indices qui conduiraient à penser que tel ou tel de ces deux types serait le signe d’une « modernité » liturgique ? Ces deux questions renvoient aussi à l’ambiguïté du cérémonial féminin : un livre pour les sœurs avec des prescriptions rituelles spécifiques mais s’adressant aussi, pour certaines cérémonies comme les vêtures, les professions, les funérailles et certaines cérémonies locales aux ministres de l’autel desservant le monastère.

 

A : Les textes en présence.

 

Pour cela, il convient d’élargir momentanément l’enquête à l’ensemble des livres liturgiques classés sous le terme de rituels par le répertoire, concernant non seulement les moniales mais aussi l’ensemble des congrégations féminines mentionnées pour la période moderne. Parmi les rituels recensés par les auteurs, un peu moins de cent trente peuvent être retenus. Une approche quantitative de la chronologie de ces publications et de leurs titres est nécessaire.

 

 

 

 

 

1

2

3

4

5

6

7

Total

- 1600

 

 

 

 

1

3

 

4

1601-1620

3

1

 

 

1

1

 

6

1621-1640

9

8

1

1

4

2

3

28 (21,7)

1641-1660

5

12

1

1

2

2

 

23 (17,8%)

1661-1680

1

10

4

1

1

2

2

21 (16,2%)

1681-1700

1

15

1

1

 

 

 

18 (14%)

1701-1720

1

4

1

 

 

 

1

7 (5,4%)

1721-1740

 

5

 

3

1

 

1

10 (7,7%)

1741-1760

 

3

 

 

2

1

 

6

1761-1780

2

2

 

 

 

 

1

5

1781 -

 

 

 

 

1

 

 

1

Total

22 (17%)

60 (46,5%)

8 (6,2%)

7 (5,4%)

13 (10%)

11 (8,5%)

8 (6,2%)

129

Tableau 1 : répartition chronologique des titres : 1 : La forme et la manière…, La façon…, La manière…. 2 : Cérémonial…. 3 : Rituel…. 4 : Rituel ou Cérémonial…. 5 : Cérémonies…, Ordre des cérémonies…, Prières et cérémonies…, 6 : divers (La Reigle et…, Méthode…, Ordre…, Formulaire…). 7 : Manuel….

 

Plusieurs constatations s’imposent. Tout d’abord, la publication des cérémoniaux et des rituels entre dans le cadre de la chronologie de la réforme catholique : introduction des carmélites déchaussées en France (1604), réformes franciscaines (capucines en 1606, clarisses…), réformes bénédictines de quelques monastères (Montivilliers, Montmartre…), création de congrégations soit dans le cadre de ce même monachisme d’héritage bénédictin et cistercien (Congrégations du Calvaire en 1618 et de Saint-Bernard vers 1625, institut de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement en 1653), soit plus généralement dans le cadre de la diffusion des pratiques religieuses nouvelles (Visitation, ursulines, hospitalières et enseignantes). Dans le contexte d’un tel dynamisme, l’élaboration d’un cérémonial ou d’un rituel répond à un besoin urgent, celui de donner aux religieuses et moniales les outils pour accomplir dignement les principaux actes correspondant à leur statut. Les desservants ayant de leur côté les livres romains pour l’essentiel, il faut aux religieuses non seulement un guide pour les fonctions du chœur leur revenant mais aussi les modalités et les textes des principaux événements qui rythment leur vie : la prise d’habit, la profession, l’accompagnement des malades, les funérailles et les spécificités dévotionnelles et liturgiques propres à la famille à laquelle elles appartiennent.

Cette double réflexion permet sans doute d’expliquer la diversité et l’originalité des « cérémoniaux » féminins par rapport à ceux des bénédictins et cisterciens. Première différence de taille, la langue employée. L’ensemble de ces ouvrages est en français, laissant au latin les seuls textes liturgiques mentionnés dans la partir rituel des ouvrages. Un souci d’efficacité qui rejoint les deux aspects suivants : la typologie des contenus et la diversité des titres. Globalement, trois ou quatre titres se dégagent sur toute la période : Cérémonial (46,5%), loin devant les 17% d’ouvrages ayant pour titre La forme et la manière, La façon de procéder…, La manière de…et les 10% de textes intitulés Cérémonies. Parallèlement, il convient de retenir les 11,6% de Rituel ou de Rituel ou Cérémonial, deux titres qui nous rappellent les liens qui unissent ces deux ouvrages, liens sur lesquels nous reviendrons. Si elle est quantitative, cette approche doit aussi être chronologique, révélant ainsi une évolution certaine. La charnière semble se situer dans les années 1660, marquant ainsi l’interdépendance entre la publication des livres liturgiques et normatifs et l’épanouissement de la réforme monastique et la création des congrégations féminines qui se multiplient dans les dernières décennies du siècle. En effet, si 40% des « cérémoniaux » publiés le sont entre 1520 (Fontevraud) et 1660 avec une forte accélération à partir des années 1630, les quarante dernières années du XVIIe siècle voient la parution de 30% de textes parmi lesquels les plus importants comme celui de Montmartre en 1669. Quant au XVIIIe siècle, il s’agit plus souvent de rééditions sauf dans le cas de congrégations particulièrement récentes.

Si l’on s’attache à la répartition des titres, la même date de 1660 parait significative. Plus on avance dans le XVIIe siècle, moins la diversité des titres se fait sentir. Parmi les titres les plus répandus avant 1660, figurent La forme et la manière (et autres variantes) avec 17 des 22 exemples recensés mais aussi 8 des 13 ouvrages intitulés Cérémonies et l’essentiel de la série d’ouvrages dont le titre commence par La Règle, Méthode, Ordre pour et autres titres plus imagés (L’Iris espanouie, « cérémonial » des clarisses publié en 1624) [1]. A partir des années 1660, s’impose le Cérémonial auquel on peut joindre les quelques Rituel ou Cérémonial et ce, quelle que soit la famille religieuse. Il y a bien entendu quelques exceptions comme ce Manuel de divers offices divins des carmélites déchaussées qui connaît plusieurs éditions de 1622 à 1780 [2]. Les titres des « cérémoniaux » des clarisses, des carmélites déchaussées mais aussi des capucines semblent révéler une certaine réticence à l’égard de la « modernité » que représenterait le titre de « cérémonial », et différencient nettement cette famille religieuse des nouvelles congrégations qui adoptent assez généralement le mot « cérémonial ».

Dans ces conditions, peut-on considérer derrière cette uniformisation du titre, une transformation du contenu ? Il ne peut s’agir ici que de quelques pistes de réflexions dans la mesure où quelques textes seulement ont pu être consultés. Cependant les éléments fournis par le Répertoire permettent de répondre en partie à cette question. Avant 1660 comme après cette date, le « cérémonial-rituel » concerne essentiellement les cérémonies de prise d’habit et de profession (toujours publiées ensemble) et assez généralement celles concernant la fin de vie et les funérailles (parfois éditées isolément). En définitive, quel que soit le titre – Cérémonial, Cérémonies, Rituel ou Rituel ou Cérémonial – et pour toute la période, le livre se concentre autour de ces trois temps forts de la vie monastique en incluant parfois des spécificités liturgiques propres à telle ou telle famille. La présence d’un cérémonial complet relié à cette trilogie concerne essentiellement les ouvrages intitulés « Cérémonial » ; quant au cérémonial isolé de tout rituel, il est relativement rare. Il s’agit, avec l’emploi de la langue vernaculaire, de la différence la plus évidente entre le monde des religieuses et celui des religieux, ces derniers (en milieu bénédictin en particulier) séparant généralement le cérémonial de l’office divin (du type cérémonial des évêques) du rituel contenant la vêture, la profession et le décès. L’analyse comparée des contenus de quelques cérémoniaux monastiques féminins permet de conforter cette hypothèse.

 

B : Quelques cérémoniaux féminins bénédictins et cisterciens

 

Quelques « cérémoniaux » féminins bénédictins et cisterciens des années 1580-1540 permettent de confirmer les caractères évoqués précédemment (cf. annexes 1 et 2). Au nombre d’une quinzaine, ils couvrent la période allant de la fin du XVIe au XIXe siècle et émanent à la fois de monastères anciens et de congrégations et institutions fondées au XVIIe siècle. L’ensemble de ces textes est en langue vernaculaire. Même le livre des cérémonies du monastère et collège des cisterciennes de Sainte-Suzanne de Rome (1588), pourtant publié en latin, utilise la langue italienne pour certains éléments très précis. Certes, le rituel de la réception, de la prise d’habit et de la profession des sœurs mais aussi de la bénédiction des vierges et des veuves ainsi que le rituel des funérailles sont essentiellement en latin. Par contre, l’usage de l’italien est clairement affirmé pour le déroulement de l’élection de l’abbesse et pour « l’interrogatoire » mené dans le cadre de l’accompagnement de la mourante, deux éléments qui sont à la charge presque exclusive des sœurs et qui ne sont pas à proprement parlé des moments liturgiques. Le texte lui-même y fait allusion lorsqu’il affirme, dans le cadre de « l’Ordo servandus in electione Abbatissae »  : « Cum hic agatur de electione fienda per Moniales nostri Monasterii, quae ut plurimum linguam latinam non recte intelligunt, ideo vulgari sermone prosequemur » [3]. Les autres textes donnent en latin les textes liturgiques et les chants mais décrivent l’ordonnancement des cérémonies proprement dit en français. Cette attention portée à l’utilisation de la langue et au partage entre latin et français est à relier à la question de l’utilisation de ces textes par les moniales. La présence ou l’ajout de chants notés imprimés mais aussi manuscrits contribuent à faire de ce livre un élément central du dispositif liturgique au service d’une uniformisation de la vie conventuelle. C’est le cas du cérémonial de Montivilliers (1626) et de celui des bénédictines de Beaumont-les-Tours (1694) en ce qui concerne la vêture, la profession et les funérailles. C’est aussi, dès 1638, le cas de celui des bénédictines de Saint-Joseph de Châlons-sur-Marne qui donnent aussi en notation musicale les litanies de la Vierge et de saint Joseph, diverses antiennes, plus d’une dizaine d’hymnes mais aussi les répons de la semaine sainte. La présence de pièces musicales dans un ouvrage qui n’est pas a priori aussi répandu dans le chœur que les livres strictement liturgiques renforcerait-elle la volonté d’imposer un modèle musical et liturgique monastique à toutes les soeurs au même titre que les constitutions, sous le contrôle des supérieurs et de la maîtresse des cérémonies ?

Le « Coutumier » des bénédictines de Notre Dame de la Déserte de Lyon est en ce sens caractéristique de l’ambiguïté du cérémonial, à la fois livre liturgique et livre normatif. Publié vers 1640, il contient d’abord un « coutumier » traditionnel réunissant l’ensemble des règlements des différents offices de la communauté (visite, chapitre, retraite, ordre du noviciat, infirmerie, parloir, récréations, réfectoire, cuisine, élections, pensionnaires…). Le tout est suivi, avec une pagination continue, du « Directoire particulier des officières » du monastère c’est-à-dire la prieure, la maîtresse du chœur (qui n’est autre que la cérémoniaire dans la plupart des cérémoniaux), la maîtresse des novices, les chantres et la sacristine mais aussi les charges non liturgiques comme la secrétaire, la dépositaire, la portière…. Une lettre du cardinal archevêque de Lyon, datée du 11 décembre 1640 justifie la nécessité d’un tel livre :

Il est nécessaire pour conserver parmy vous la paix, l’uniformité et la bonne intelligence que non seulement vous ayez une Reigle, des constitutions, mais encore un Directoire et Coustumier, afin que les choses se fassent toujours en une mesme manière et sans trouble et empressement [4].

 

A la suite de ce premier ensemble, est ajouté le « cérémonial pour le divin office et funérailles des religieuses » avec une nouvelle pagination ce qui permet de penser que des éditions séparées étaient possibles. Le contenu de ce cérémonial met en valeur les prescriptions nécessaires à la bonne marche du chœur (chant, entrée, sortie, inclinaisons, processions, signe de la croix, communion), les caractères spécifiques du calendrier local et des grandes fêtes et temps de l’année. Parmi ces prescriptions, celle concernant l’usage du bréviaire au chœur n’est guère répandue dans d’autres cérémoniaux :

 

Les religieuses en se mettant à genoux au commencement de l’Office, mettront leurs Bréviaires sur leurs formes ou places. Au premier sicut erat, elles le prendront tout au long de l’office, selon que l’Eglise l’ordonne, pour éviter les fautes qu’on y pourroit faire. Elles observeront de le prendre et quitter si imperceptiblement que cela n’altère l’uniformité, & après l’office, elles le mettront en lieu destiné à le tenir [5].

 

Cette « première partie » s’achève sur une série de prières de dévotion. Suit une « seconde partie » avec pagination différente consacrée à la trilogie vêture, profession et préparation à la mort, seconde partie qui s’achève par le question de la réception du visiteur et de la Reine, deux éléments que l’on retrouvera plus généralement parmi les cérémonies extraordinaires ou relégués à la fin du cérémonial dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Les années 1650-1660 constituent ici comme pour l’ensemble des « cérémoniaux » féminins un tournant. Parmi la quinzaine de livres retenus, 9 ont pour titre « cérémonial », 3, avant 1640, utilisent dans le titre le mot « cérémonies », un seul s’appelle coutumier tandis que trois restent fidèles au « Rituel » (Montargis, le Val de Grâce et Cîteaux). Parmi les facteurs d’uniformisation des titres et des contenus et le rapprochement entre cérémonial féminin et cérémonial masculin dans le monde bénédictin, n’y a-t-il pas l’influence de l’entourage religieux des monastères et congrégations féminines ? Les préfaces de certains des livres en question semblent révélatrices qu’il s’agisse des bénédictins de la congrégation de Saint-Vanne pour Saint-Joseph de Chalons, du Père Joseph de Paris pour les bénédictines du Calvaire ou du feuillant Pierre de Sainte-Catherine pour Montmartre et, par extension, pour nombre de monastères qui prirent en modèle le cérémonial de Montmartre de 1669 comme Catherine de Bar, la fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement, elle-même fortement influencée par les mauristes.

 

Premier cas, celui d’un monastère récent, Saint-Joseph de Châlons, prieuré bénédictin fondé en 1614 par l’abbesse d’Avenay, la sœur de Marie de Beauvilliers et abbesse de Montmartre, Françoise de Beauvilliers. Ce prieuré obtint son indépendance en 1627 tandis que, dès 1614, les moines de la congrégation de Saint-Vanne étaient désignés comme visiteurs. Dom Philippe François qui eut un rôle essentiel dans l’encadrement monastique bénédictin féminin de cette région semble d’ailleurs avoir séjourné dans ce monastère aussi bien qu’à Juvigny ou Avenay.[6] La rédaction du cérémonial intervient quelques années après l’indépendance acquise par le prieuré et la publication de ses propres constitutions[7]. La lettre au lecteur rédigée par l’imprimeur, Simon Belgrand, et placée en tête du second volume de ce Manuel des cérémonies met en perspective à la fois l’exigence d’uniformité des cérémonies qui marque le monachisme féminin et dont la conséquence est, aux yeux de l’imprimeur, la multiplication de la publication des livres de chœur, et le rôle particulier des bénédictins dans la rédaction de ce type d’ouvrages :

 

Plusieurs m’ayant demandé quelque beau Cérémonial ou façon, tant pour recevoir en habit et profession les Religieuses, que pour leur administrer les saincts sacremens estant malades, les ayder à bien mourir et leur rendre les derniers devoirs de piété et religion après leur mort, j’ay creu ne le pouvoir mieux faire, que m’adressant aux religieuses du Monastere de S. Joseph de Chaalons dudit Ordre, lesquelles ont esté fort soigneuses dès leur establissement de s’en faire dresser un par les plus doctes et mieux versez en ces matières, et particulièrement par les Pères de leur Ordre. Joint que je me suis persuadé que les vertus éminentes de ces bonnes filles, et le soing infatigable qu’elles apportent en l’exacte et estroite observance de leur saincte règle donnera sujet à tant de sainctes Dames Abbesses et Religieuses du mesme Ordre, de se servir aussi bien qu’elles de ce mien travail, puisqu’il est certain qu’il n’y a rien qui ayt rendu si recommandable les Ordres et Congrégations de S. Benoist, que l’uniformité tant au Chœur qu’autres cérémonies de l’Eglise : et qu’il est bien raisonnable, qu’ayans toutes une mesme règle, un mesme Bréviaire, & façon de psalmodier, & faisans toutes une mesme profession, elles ayent aussi les mesmes Cérémonies : attendu qu’il n’y a rien si puissant pour conserver la piété & dévotion és Maisons Religieuses, que l’uniformité en tout, et notamment en ce que dessus [8].

 

 

Les auteurs des approbations sont, en dehors de l’évêque, deux vannistes, dom Jean Placide, prieur de Saint-Pierre de Châlons, abbaye réformée par Saint-Vanne en 1627, Visiteur du monastère, et dom Laurent Maioret, prieur de Saint-Arnoult de Metz [9]. Certes, en insistant sur l’uniformité des cérémonies dans le monachisme bénédictin féminin, l’imprimeur cherche à vendre son édition bien au-delà des quelques exemplaires nécessaires à la communauté de Saint-Joseph. Cependant, cet argument répond aussi à une nécessité dans la France monastique féminine des années 1620-1670 : le livre liturgique, s’il est indispensable, coûte cher, surtout pour des communautés isolées c’est-à-dire non réunies en congrégations, soit les plus nombreuses. Missel et bréviaire monastiques suffisent à toutes les communautés moyennant quelques aménagements locaux ou spécifiques. Pourquoi ne pourrait-on pas, suivant le même raisonnement, envisager un cérémonial ou un recueil de toutes les cérémonies (dispositifs généraux et rituels des prises d’habit, profession et décès) ?

Le cas des bénédictines du Calvaire offre une première réponse qui semble à première vue négative. Ce cérémonial complet (office divin en général et « rituel » pour la vêture, la profession et la fin de vie), publié en 1634 puis réédité avec quelque modifications en 1661, se veut répondre avant tout à une exigence : fixer de façon immuable les cérémonies pour un ensemble de monastères précis, ceux de la congrégation des bénédictines du Calvaire, fondée essentiellement par le Père Joseph, un peu à l’image du centralisme masculin mauriste. Les approbations de 1660 comme la préface du Père Joseph de 1634, véritable commentaire spirituel et théologique de la notion de « cérémonies », ne s’adressent qu’aux filles d’Antoinette d’Orléans et n’envisagent aucune ouverture vers une possible utilisation par d’autres monastères d’un ouvrage qui, comme les constitutions d’une famille centralisée, ne peut être étendu à des monastères extérieurs à l’ensemble concerné.

Autre réponse mais aussi autre milieu, le cérémonial de Montmartre publié en 1669 par le feuillant Pierre de Sainte-Catherine. Une même règle, celle de saint Benoît, mais des cérémonies perçues comme diverses, voilà ce qui justifie la publication d’un cérémonial « officiel ». L’on retrouve à Montmartre un raisonnement assez comparable à celui développé au début du « cérémonial » de Saint-Joseph de Châlons mais une ambition légitime au regard de l’influence de l’abbaye parisienne dans la France bénédictine des premières décennies du XVIIe siècle. Comme nous allons le voir avec le cas des bénédictines du Saint-Sacrement, le cérémonial de Montmartre offre le modèle d’équilibre entre l’uniformisation liturgique post tridentine et les spécificités locales issues d’une tradition et d’une histoire pluriséculaires.

 

 

2. Mère Mectilde et la question du cérémonial

 

A : les textes en présence

 

Sans distinction de support, manuscrits ou imprimés, nous disposons, en marge des constitutions publiées en 1675, au moins des cérémoniaux suivants :

 

* 1668 : Cérémonial des Religieuses bénédictines de l’Institut de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement, 1re partie, Paris, Ballard, 88pages : il contient la « cérémonie de la vesture des religieuses bénédictines de l’Institut de l’Adoration perpétuelle du Très-Saint Sacrement » suivie de la « cérémonie de la profession des religieuses bénédictines de l’Institut de l’Adoration perpétuelle du Très-Saint Sacrement ». Il s’agit d’un rituel traditionnel dans la mesure où ce petit ouvrage contient non seulement les rubriques mais surtout l’ensemble des textes et chants destinés à ces évènements essentiels de la vie monastique. Nous avons au moins une copie manuscrite de ce premier « cérémonial », sans doute de la fin du XVIIe siècle. Il est conservé au monastère écossais de Largs (H-01-031) et contient un ex libris : « ce livre à l’usage de ma sœur de l’Incarnation ».

 

* vers 1690 et avant la mort de mère Mectilde sans doute (1698) : deux manuscrits (conservés aux archives de Rouen), très proches l’un de l’autre dont un est intitulé : cérémonial des Religieuses bénédictines du Saint Sacrement du monastère de Dreux.

- 1re partie : de l’office divin (office des heures et messes)

- 2e partie : fêtes mobiles, avent et carême et sanctoral, commun des saints.

- 3e partie : sonneries, classes des fêtes, observance du carême, oraison, confession, communion, prédication, orgue, bénédiction de l’eau et processions.

-4e partie : « cérémonies extraordinaires ».

 

* fin XVIIe siècle ou début XVIII : Cérémonial des Religieuses bénédictines du très saint Sacrement. Manuscrit se présentant sous la forme de livrets, non paginé de format assez réduit, conservé aux archives de Largs (H-01-059).

- 1re partie : sans titre mais correspondant à l’office divin en général (office des heures, messes…)

- 2e partie : les fêtes de l’année (fêtes mobiles et sanctoral y compris avent et carême)

- 3e partie : sonnerie des cloches, distinction des solennités et des classes des fêtes, confession, communion, prédication, orgue, bénédiction de l’eau, processions.

- 4e partie : plus ou moins ce qui concerne les cérémonies extraordinaires dans l’édition du XIXe siècle.

 

* vers 1710 : Cérémonial des Religieuses Bénédictines de l’adoration perpétuelle du très saint Sacrement de l’autel. Manuscrit P 36 des archives du monastère de Rouen. Texte provenant du monastère parisien sur la reliure duquel on a ajouté sans doute au XXe siècle, la date de 1668 mais qui, en fait, mentionne des éléments datés de 1671, 1709 et qui parle de mère Mectilde (décédée en 1698) au passé au moins à une reprise. Il est donc postérieur à 1710.

- Livre premier : 1. L’ordre du chœur. 2. Des parties de l’Office divin. 3. Des cérémonies particulières.

- Livre second : 1. Du rang des fêtes et ce qui leur convient. 2. Des fêtes mobiles. 3. Des fêtes des saints.

 

* XVIIIe siècle (ou fin XVIIe siècle) : Le cérémonial des religieuses bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Très Saint-Sacrement de l’Autel, manuscrit à la mise en page très soignée et claire, de format in-8°. Deux éléments ont été ajoutés : une mention manuscrite évoquant le fait que dans le diocèse de Rouen, on célèbre la dédicace de toutes les églises le premier dimanche d’octobre ; une autre mention contemporaine sur la page de garde : « l’on observe point ce cérémoniale, en ayant trouvé plusieurs autres ». Ce n’est pas tout puisque à ce cérémonial, on a relié la seconde partie d’un rituel imprimé à l’usage de moniales, concernant les malades, l’extrême onction, l’accompagnement de l’agonie, l’enterrement avec des portées musicales à 5 lignes, vierges, au dessus des textes chantés. Il s’agit du rituel des bénédictines de Notre-Dame des Anges de Montargis.

Plan de ce cérémonial :

- 1re partie : des cérémonies en général

- 2e partie : des cérémonies qui s’observent en quelque temps et festes de l’année.

 

* XIXe siècle : Cérémonial des Religieuses Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’Autel. Manuscrit sans doute du XIXe siècle dont la préface offre des variantes par rapport au précédent (manuscrit conservé au monastère de Largs avec la mention de variantes tirées d’autres manuscrits de ce même type). Ce fut sans doute un des exemplaires qui donna lieu au travail préparatoire à la publication du cérémonial de 1840.

- 1re partie : des cérémonies en général.

- 2e partie : contenant les cérémonies qui s’observent en quelques temps et fêtes de l’année : pas de calendrier précis mais seulement les spécificités qui s’observent dans certains cas (encensements, décors d’autels, livres, chants).

- ajouts de différentes oraisons, prières et règlements rédigés par la fondatrice concernant la récréation, le chœur, la maîtresse des cérémonies et les chantres. On peut d’ailleurs penser que ces règlements eurent un rôle important dans l’élaboration et la diffusion d’une sorte de cérémonial partiel.

 

* 1840 : Cérémonial des Bénédictines du Très-Saint-Sacrement par la V. M. Mectilde du Saint-Sacrement, institutrice de l’Adoration perpétuelle, Lille, L. Lefort, 1840, 572p. Ouvrage extrêmement détaillé puisque l’on passe de 4 parties à 9 parties, tout en affirmant qu’il est l’œuvre de la fondatrice.

- 1re partie : offices divins et devoirs des principales fonctions au chœur

- 2e partie : tout ce qui concerne la messe et la fonction de maîtresse des cérémonies.

- 3e partie : « obligations essentielles de l’Institut » : adoration et réparation, office du très saint Sacrement, exposition du Saint sacrement.

- 4e partie : observances régulières : discipline, oraison mentale, chapitre des coulpes, confession et communion, travail manuel, réfectoire.

- 5e partie : sonneries

- 6e partie : fêtes mobiles et offices propres du temps.

- 7e partie : fêtes des saints.

- 8e partie : communs (saints et dédicaces).

- 9e partie : cérémonies extraordinaires.

 

 

 

 

B : Le cérémonial entre 1660 et 1840.

 

Les sept cérémoniaux manuscrits consultés sont assez proches les uns des autres. Leur présentation, le plus souvent de format du type imprimé in octavo, est très inégalement soignée, posant ainsi la question de la véritable utilisation du document. La plupart néanmoins présente une table des parties et des chapitres mais peu d’entre eux ont un véritable découpage en paragraphes. Quel que soit le nombre des parties ou des livres, le cérémonial des bénédictines commence toujours par les différentes cérémonies générales ou particulières touchant l’Office divin, la messe, l’organisation du chœur…, mettant dans un second temps ce qui concerne le temporal et le sanctoral. Cette disposition est la plus répandue et constitue sans doute un élément d’une définition du cérémonial que l’on soit au XVIIe ou au XIXe siècle.

Deux exemples présentent un cérémonial en deux parties. En ce cas, la première partie est consacrée à l’ensemble des cérémonies, y compris la confession, la communion, l’assistance à la prédication, la bénédiction de l’eau, les cérémonies particulières… La seconde traite essentiellement de l’année liturgique, rangs des fêtes, fêtes mobiles, sanctoral et calendrier. C’est un peu le plan du cérémonial de 1634 des bénédictines du Calvaire. Plus généralement, c’est le schéma suivant qui s’impose à la fin du XVIIe siècle : une première partie présente l’ensemble des cérémonies au chœur, l’office divin, la messe, mais aussi les inclinations, les sonneries, le port du grand habit de chœur… Une deuxième partie est consacrée à la fois au temporal et au sanctoral suivant l’ordre des mois, en insistant sur les spécificités de certaines fêtes propres à l’Institut. La troisième réunit les différentes observances, du réfectoire au carême en passant par le luminaire, les sonneries, la bénédiction de l’eau, la confession, la, communion, l’oraison mentale… Enfin, la quatrième réunit le cérémonial de cérémonies particulières, celles que l’on appelle, dans le cérémonial imprimé de 1840, les cérémonies extraordinaires. Ce plan est très proche de celui des mauristes de 1645 même si la spécificité féminine impose des différences évidentes. Il se fait aussi proche de celui de Montmartre de 1669, ce dernier, beaucoup plus complet et détaillé, isolant l’office divin de la messe et divisant l’année liturgique en trois parties. Un des manuscrits des bénédictines, toujours du XVIIIe siècle, présente la même séparation entre l’office divin (avec la description des heures et le devoir des officières au chœur) et la messe reléguée dans une seconde partie mais dans laquelle on trouve aussi toutes les observances régulières (sonneries, réfectoire…). Il y a donc une véritable évolution qui aboutit, au XIXe siècle, à une volonté de clarifier, de détailler et de spécifier les caractères propres à l’Institut. D’où ces neuf parties : l’Office divin et les devoirs au chœur, la messe, les spécificités de l’institut (autour du saint sacrement), les observances régulières, les fêtes mobiles, le sanctoral, les offices communs et les cérémonies extraordinaires.

La seule comparaison entre ces différents exemplaires permet d’envisager le processus suivant : l’éventuelle utilisation d’un cérémonial monastique féminin extérieur comme source d’un premier cérémonial, la publication rapide d’un rituel des vêtures et professions, rendu nécessaire pour fixer le cadre liturgique et les spécificités de l’entrée et de l’appartenance à une nouvelle famille religieuse. L’adaptation aux nouveaux monastères de ce cérémonial modèle avant la publication d’un cérémonial très détaillé au XIXe siècle, dans le cadre d’une restauration rapide et d’une nouvelle diffusion nationale et internationale de la congrégation.

 

 

3. Le modèle et les sources du cérémonial

 

Toutes les questions liées au cérémonial, à sa constitution, à son importance et à ses adaptations trouvent quelques éléments de réponse dans l’examen de sources annexes. En voici quelques exemples qui n’ont rien d’exhaustif. Il s’agit en premier lieu d’un passage du « registre contenant l’établissement de ce monastère de Léopol » à Lwow en Pologne ukrainienne vers 1710, second monastère après la fondation de celui de Varsovie : une religieuse arrivant dans le nouveau monastère apporte les « bulles de l’institut qu’elles n’avoient point » (elles les font copier par le notaire apostolique) mais aussi quelques « papiers à copier qui leur firent plaisir » :

et comme nous souhaittions fort de n’avoir qu’un même cérémonial et que je les voyois dans la disposition de prendre le nôtre [celui de la fondation de Varsovie] comme étant celuy qui avoit esté fait par l’ordre de notre digne Mère Institutrice, auquel elle avoit donné son approbation, je l’avois apporté pour cet effet et je leur aiday à le copier avant notre départ. Nous travaillâmes à régler le calendrier pour nous et pour nos mères de cette maison, à quoy nous aidèrent les Révérends Pères camaldules qui ont le même bréviaire que nous.

 

Le cérémonial n’est pas le seul guide lors de la fondation d’une maison surtout si elle est éloignée de la France. Toujours en Pologne, lors de la fondation du monastère de Varsovie, en 1687-1689, les sœurs emportent des livres de chœur et des constitutions[10]. Quelques années plus tard, en 1694, Mère Mectilde promet d’envoyer tous les règlements de « toutes les charges et emplois de la Religion… J’espérais les pouvoir faire imprimer. »[11] Elle doit ainsi répondre à une demande émanant des religieuses installées en Pologne car, écrit-elle dans une lettre du 11 mars 1695, sans règlements, tout est confusion, « mais quand on les pratique, tout va en bénédiction… Votre communauté qui est commençante, serait admirable si elle pratiquait tous les règlements ».[12]

Le cas d’une fondation lointaine n’est pas le seul concerné par la nécessité d’un cérémonial uniforme. Sans doute dans les dernières années de sa vie, dans les années 1694-1698, la fondatrice rédige un texte essentiel sur ce qui doit unir les monastères de son Institut. Canoniquement, la fondation n’a pu être érigée en congrégation, cependant, « tous nos monastères » doivent être « étroittement unis et liés en charité à l’exemple des carmélites et des filles de Sainte-Marie dont toutes les maisons vivent entre elles dans une sainte union et société sans estre en congrégation d’authorité ». Dès lors, les moyens de cette union sont les suivants : d’un côté le signalement des événements et décès des religieuses entre les différents monastères, l’entraide matérielle et humaine. De l’autre, l’uniformité dans « les usages des Règles, constitutions, cérémoniaux et autres règlemens propres et particuliers à notre institut ». Cependant, le premier monastère de Paris, fondé par Mectilde de Bar, demeure la référence en matière de pratique. Les autres maisons reçoivent de lui « non seulement les constitutions, coutumes et règlements particuliers mais aussy l’intelligence pour la pratiques desdittes Règles et constitutions et les éclaircissements des doutes et dificultez qui pourroint arriver ». En conséquence, ce monastère de la rue Cassette ne doit rien changer et doit répondre aux demandes des autres monastères[13].

 

Comparée à ses exigences d’uniformité, la réalité qui apparaît à partir de l’examen de ces différents cérémoniaux se fait plus complexe. Bien entendu, il n’y a aucune contradiction entre les paroles de la fondatrice et l’existence de cérémoniaux manuscrits assez proches les uns des autres mais remaniés. Néanmoins, Mère Mectilde, toujours à la fin de sa vie exprime, sa difficulté à éditer des ouvrages normatifs et donc à clore une réflexion : les constitutions de 1675 seront sans cesse revues jusqu’à sa mort. De même, mère Mectilde ne publiera pas ses règlements pour les officières qu’elles faisaient recopier et diffuser (ce sera fait au XIXe siècle).

Pour le cérémonial, la fondatrice, sans doute parce qu’elle avait séjourné un an à Montmartre dans les années 1640 et qu’elle gardait pour ces moniales un grand attachement, s’appuie sur le cérémonial du feuillant Pierre de Sainte-Catherine, publié en 1669. La comparaison entre ce cérémonial imprimé et la plupart des textes manuscrits de la fondation mectildienne éclaire la fabrication d’un tel document. La préface de Pierre de Sainte-Catherine expose le pourquoi de l’édition d’un cérémonial. En premier, « il a été jugé nécessaire que chacune en particulier eut un exemplaire du ceremonial », ce qui confirmerait que l’idée que ce n’était pas forcément le cas et que seules quelques religieuses, la maîtresse des cérémonies, les chantres, la sacristine et la supérieure, pouvaient en avoir un exemplaire en leur possession ou à leur disposition, dans la sacristie par exemple. La solution des copies manuscrites a été écartée à Montmartre car « outre la difficulté de les transcrire, elles sont ordinairement accompagnées de plusieurs fautes. »[14] Deuxième raison, et non des moindres, le fait que « les Abbesses et Superieures de plusieurs autres Monasteres, specialement celles qui ont esté élevées dans cette Maison, ayant appris que l’on travailloit au Ceremonial, ont témoigné un grand desir d’en avoir des exemplaires, afin de se conformer dans l’observance des Ceremonies qu’elles y ont vû pratiquer ». Cette destination large du cérémonial et l’importance de la réforme de Montmartre dans le paysage monastique féminin font de ce volume de1669 un cérémonial de référence. Sa composition confirme cela :

 

aussi pouvons-nous dire que dans cet Ouvrage, on trouvera toutes les Cérémonies plus communément observées dans l’Eglise durant tout le cours de l’année, selon l’usage Romain ; auquel celles [les cérémonies] de nostre Ordre de S. Benoist ont un très grand rapport, tant à l’Office qu’à la sainte Messe. C’est ce que l’on peut voir par le Cérémonial de la Congrégation de S. Maur, et que nous servant du Bréviaire Monastique commun à tout l’Ordre, nous avons néanmoins le Missel Romain le plus universellement reçû et observé dans les Eglises.[15]

 

Ce cérémonial est donc destiné à servir de base à de possibles adaptations :

 

Que si dans les Abbayes qui voudront pratiquer ce Cérémonial, il y a quelques observances particulières qui n’y soient pas décrites, elles pourront facilement estre suppléées, en ajoutant quelques fuëilles, ou imprimées, ou mesme écrites à la main.

 

Un exemple permettra d’illustrer les modalités de cette relecture et adaptation faite par Mère Mectilde du Saint-Sacrement du cérémonial de Montmartre. Certes, les plans sont différents. Celui du cérémonial de Montmartre, élaboré avec soin, est plus méthodique et véritablement utilisable. Il sépare ce qui concerne les officières, les attitudes au chœur (entrée et inclinations…), l’orgue et les luminaires de l’ensemble des cérémonies communes touchant les heures canoniales et décrivant tour à tour chacune d’elles. De même, Montmartre consacre un livre aux heures canoniales puis un autre à la Messe. Enfin, comme chez les sacramentines, Montmartre fait une part au cérémonial du réfectoire. Le chapitre intitulé aussi bien à Montmartre que chez les bénédictines du saint sacrement : « l’ordre que l’on doit tenir pour toucher l’orgue » (voir annexe III) est révélateur. A Montmartre, il s’agit du chapitre 13 du livre 1 (p. 44-48) et chez les bénédictines du Saint-Sacrement, il s’agit du chapitre 12 du livre 3, au moins dans le manuscrit privilégié, conservé à Rouen, sans cote (p. 447-453). Le cérémonial des bénédictines reprend les passages les plus significatifs et généraux mais en allégeant les développements introductifs proposant des références bibliques et patristiques. Les passages repris le sont presque mot à mot. Bien entendu, une insistance toute particulière est faite à la fête du Saint Sacrement même si Montmartre la signale comme essentielle. En effet, les sacramentines sont invitées à se souvenir

que cette fête est celle de l’Institut par excellence ; et que si elle est commune à tous les fidelles, elle est très particulière aux filles qui ont l’honneur de luy estre consacrées et de porter son nom auguste.

 

Pour l’essentiel, il n’y a donc pas de différence notable même si Mère Mectilde semble vouloir resserrer et simplifier le contenu pour gagner en efficacité et mettre en valeur l’originalité liturgique et dévotionnelle de sa fondation. En offrant plus de liberté à la prieure pour introduire l’orgue à telle ou telle occasion hormis les jours clairement défendus, la fondatrice inscrit de façon officielle tout l’intérêt qu’elle porte à la musique d’Eglise, un intérêt que l’on peut rapprocher de la présence comme organiste de son premier monastère parisien, de Guillaume Nivers[16].

 

 

 

Conclusion

 

A l’époque moderne, le cérémonial bénédictin féminin s’inscrit comme un élément essentiel de la mise en place d’une réforme, de la création d’une congrégation et de l’affirmation d’une identité monastique. Mais ce cérémonial trouve sa source dans le rituel lié à trois événements fondateurs de la vie monastique : la vêture, la profession et la mort de la religieuse. Ce rituel constitue le plus souvent une partie du livre ou du manuel des cérémonies. La nouveauté du XVIe siècle a consisté à mettre en place un directoire de l’office divin de plus en plus précis, ensemble dont la structure se rapproche des cérémoniaux bénédictins et cisterciens masculins et dont les auteurs furent souvent des moines issus du milieu réformateur ou à l’origine de telle ou telle famille (comme le Père Joseph pour les Calvairiennes). Le rapprochement progressif des contenus se traduit aussi dans les titres. Que l’on se situe dans le monde des moniales ou dans celui des congrégations récentes, enseignantes ou hospitalières, le mot « Cérémonial » s’impose au détriment des « Manuel », « Forme et manière », « Coutumier »…

Mais l’étude de quelques cérémoniaux bénédictins parmi lesquels celui des bénédictines du Saint-Sacrement permet aussi de mettre en valeur les tensions entre tradition bénédictine, uniformité vers laquelle on aspire et traditions locales ou spécificités dévotionnelles. L’attention particulière aux destinataires de ces ouvrages montre, en dehors du cas particulier des cérémoniaux destinés aux monastères d’une même congrégation, la capacité de certaines abbayes féminines comme Montmartre à faire figure de référence liturgique et monastique, rôle totalement assumé, en particulier dans la préface du livre lui-même. En d’autres termes, pour une congrégation, le cérémonial, au même titre que les statuts ou les constitutions, ne peut être partagé tel quel avec l’extérieur puisqu’il est un des éléments fondateurs d’une identité (Bénédictines du Calvaire, cisterciennes de la Congrégation de Saint-Bernard). Par contre, dans le cas d’un monastère indépendant comme Montmartre, la rédaction et la publication d’un cérémonial peuvent s’adresser à un véritable réseau bénédictin féminin qui trouve sa source dans la dynamique spirituelle développée plusieurs années ou décennies avant par l’abbaye dans la réforme monastique. A côté de ces deux ensembles, certaines communautés ont pu juger nécessaire de publier un cérémonial pour diverses raisons parmi lesquelles la consolidation d’une indépendance récemment acquise ou la volonté d’affirmer le pouvoir de l’abbesse dans le cadre d’une succession difficile peuvent rejoindre les intérêts financiers d’un éditeur. C’est le cas de Saint-Joseph de Châlons, prieuré d’Avenay devenu indépendant. C’est peut-être aussi le cas du cérémonial de l’abbaye de Beaumont-les-Tours, publié en 1694 sous l’abbatiat de Gabrielle de Rochechouart de Mortemart, quelques années après le décès d’Anne de Béthune, abbesse dont la correspondance avec Catherine de Bar laisse entrevoir une personnalité extrêmement complexe. Publier le cérémonial de l’abbaye permettait peut-être aussi de rappeler l’importance de cette abbaye à la fin du XVIe siècle, sous l’abbatiat d’Anne Babou lorsque y séjournèrent Marie et Françoise de Beauvilliers, futures abbesses de Montmartre et d’Avenay [17].

 

Reste à poser la question de l’impact du Cérémonial dans la vie des communautés. Le cas des bénédictines du Saint-Sacrement permet de répondre en partie à la question dans la mesure où le croisement de différentes sources non liturgiques apporte un éclairage sur la relative importance du cérémonial dans l’histoire d’une communauté féminine avec l’accent mis sur le cérémonial des vêtures, professions et funérailles des sœurs qui donnent l’occasion à des publications partielles sans doute à l’usage de l’ensemble des religieuses et pas seulement de celle qui fait l’office de cérémoniaire. C’est le cas chez les bénédictines du Saint-Sacrement en 1668 pour les vêtures et professions ; c’est celui des bénédictines de Caen une trentaine d’années plus tôt pour l’accompagnement et les funérailles de sœurs décédées. Ces textes contiennent alors, comme dans un rituel, l’ensemble des textes mais aussi des chants notés. D’autre part, l’analyse comparée de ces différents textes montre l’importance accordée par Mère Mectilde, un peu comme chez les Mauristes d’ailleurs, à l’expérimentation et à l’adaptation aux différents lieux, ce qui explique en partie sans doute le fait que le cérémonial complet ne connut aucune édition avant le XIXe siècle.

Cette édition du XIXe siècle renvoie aussi à la question de l’uniformisation et des liens entre le centralisme et le cérémonial. Il n’y a pas de cérémonial complet imprimé chez les bénédictines du Saint-Sacrement au XVIIe siècle mais la fondatrice, par sa personnalité et sa présence, joue un rôle fondamental dans la construction d’une physionomie spirituelle et liturgique jusqu’à son décès en 1698, son principal travail ayant été sans doute d’adapter le cérémonial de Montmartre. La seule diffusion et adaptation de copies de ces textes règlementaires semble avoir suffi. Le cas des bénédictines du Calvaire est très différent : sans véritable fondatrice puisque décédée dès 1618, c’est le Père Joseph, peut-être inspiré par le modèle centralisé et normatif masculin et bénédictin, qui publie l’ensemble de textes normatifs complets y compris le cérémonial, la congrégation du Calvaire étant beaucoup plus centralisée que l’Institut de Catherine de Bar. L’histoire monastique de l’Europe moderne ne peut faire l’économie d’un examen attentif et comparé des différents livres liturgiques en lien avec les autres livres normatifs. Le cérémonial a donc une place de choix car sa perspective liturgique l’oblige à proposer une uniformisation tout en intégrant des modalités spirituelles et dévotionnelles spécifiques. 

 



[1] L’Iris espanouie. Celeste livree des Espouses de Iesus Ch., Paris, Jean Laquehay, 1624 (J.-B. Molin, A. Aussedat-Minvielle, op. cit., n°2145, p. 458).

[2] Editions de 1628, 1634, 1661, 1680, 1705, 1735 et 1780 : cf. J.-B. Molin, A. Aussedat-Minvielle, op. cit., n°2047, 2048, 2050, 2052, 2053, 2054, 2057.

[3] Rituum Sacrarum Cerimoniarum Venerabili Monasterii et Collegii Sancti Bernardi in S. Susanna de Urbe…, 1588, f. 25v°.

[4] Coustumier des Religieuses du Monastere Royal de Nostre Dame de la Déserte, 1640, p. 229.

[5] Ceremonial pour le Divin office et funerailles des religieuses du Monastere Royal de Nostre Dame de la Deserte, Lyon, Vincent de Coeursillys, 1641, p. 18.

[6] Cf. Yves Chaussy, Les bénédictines et la réforme catholique en France au XVIIe siècle, Paris, éditions de la Source, 1975, p. 243, 251, 257.

[7] Règle de saint Benoist, avec les Constitutions… du monastère Saint-Joseph de Châlons, Châlons, 1632.

[8] Manuel des ceremonies pour les Religieuses du Monastere  S. Joseph de Chaalons…, Toul, 1638, 2d tome : « au lecteur ».

[9] Cf. Gilbert Cherest, Matricula religiosorum professorum clericorum et sacerdotum congregationis sanctorum Vitoni et Hydulphi (1604-1789), Paris, Lethielleux, 1963, n°66 (Laurent Majoret, décédé en 1657) et n°214 (Jean Placide, décédé en 1673).

[10] En Pologne avec les bénédictines de France, Paris, 1984, p. 42, 50.

[11] Lettre du 26 août 1694 de Mère Mectilde à Mère Suzanne de la Passion Bompard (à Varsovie), publiée dans En Pologne avec les bénédictines de France, Paris, 1984, p. 189.

[12] Lettre de Mère Mectilde à la mère Marie de Jésus Petigot, prieure de Varsovie, le 11 mars 1695, publiée dans En Pologne avec les bénédictines de France, Paris, 1984, p. 193.

[13] Rouen, archives de Largs (Dumfries 11), H 01-008 : « De l’union et société que doivent avoir ensemble tous les monastères de l’Institut de l’adoration perpétuelle du très Saint sacrement de l’Autel ».

[14] Ceremonial monastique des religieuses de l’abbaye royale de Montmartre lez Paris, Ordre de Saint Benoist, Par le R. P. Dom Pierre de Sainte Catherine, Visiteur de la Congrégation des Religieux Fueillans, à Paris, Barthelemy Vitré et Marin Vitré, Imprimeur du Roy és Langues Orientales, 1669, préface non paginée, in-4°.

[15] Ceremonial monastique… de Montmartre, op. cit., prafece.

[16] Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS éditions, 2004.

[17] Cf. Y. Chaussy, Les bénédictines et la réforme catholique, op. cit.